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dimanche 2 avril 2017

etc... et les bicéphales /// extrait de texte de Michaël Verger-Laurent sur mon travail


« Le rêve est une sorte d'image qui se produit durant le sommeil, et qui provient des débris de sensations laissés dans les organes. » Aristote

(...)

Domestication VS pleine lune

Les bicéphales passent à l'assaut. Unités difformes, monstruosités biologiques, ils rappellent l'accumulation des contraintes de transformation que nous imposons par notre action à la nature, les mutations qu'elle va subir à cause de nous, et procèdent d'une filiation symbolique ininterrompue depuis l'Antiquité : Janus est leur figure tutélaire. 

Janus le bicéphale représente la fusion impossible du jour et de la nuit, du soleil et de la lune, de la volonté et de l'instinct – la tension continue par laquelle tout est rendu possible : c'est pourquoi il est aussi le « semeur », le commenceur qui marque l'impulsion vitale – pas étonnant que des graines viennent consteller les œuvres de Noémie Sauve et rappeler ce feu et cette tension fondatrice dont nous sommes éloignés.

Le temple de Janus n'est ouvert qu'en temps de guerre – lorsqu'on prend les armes. La guerre, si elle est menée ici, représente la lutte menée pour rééquilibrer la tension qui est la nôtre. Janus est sans doute le dieu le plus humain de la mythologie romaine : il est déchiré par la dichotomie entre sa nature sauvage et ce que la culture lui promet – entre Diane et Apollon ; dieu des seuils, il est toujours tourné vers l'extérieur et l'extériorité, le rapport fondamental à l'altérité.

Avec lui, il est encore question de regard : Janus est celui qui « sans tourner la tête, voi[t] ce que nul autre dieu ne peut voir » (Ovide). Il est le gardien du temps – comme l'homme pourrait l'être par la conscience qu'il a de son écoulement. Noémie Sauve traduit par ses présages sensibles une réalité inaccessible à un regard dominateur (solaire), qui a perdu sa tension fondatrice, et ainsi l'accès à ce qu'il « peut voir » par nature. Le décalage qu'elle propose est subtil : il ne s'agit pas de rejeter en bloc la puissance de projection de notre espèce dans le monde, mais de lui rendre son ancrage, au prix peut-être du retour de tout ce que nous avons refoulé. De notre instinct, de notre intuition, de notre mère lunaire, de toutes ces puissances réputées aveugles qui donnent la vraie vision. Autant de ruines vivaces dans nos corps et dans nos organes du chemin que la vie a emprunté pour nous faire éclore dans l'univers – et nous y rattacher.

Noémie Sauve fait ainsi autant de manifestes guerriers, pour rouvrir les portes sur le monde, sculptant, dessinant, peignant, en un mot revenant à la matière et explorant ses limites, pour chercher le contact avec cette part oubliée de nous-mêmes. En ce sens, on peut dire que ses œuvres sont éminemment politiques, comme seul peut l'être l'art qui secoue nos habitudes et ramène nos mémoires physiques à la vie.

Michaël Verger-Laurent
-septembre 2016-
Michaël Verger-Laurent est auteur et traducteur ; il exerce dans de nombreux domaines (presse, édition, institutions). Après l’obtention de masters en cinéma et en philosophie, il commence à travailler comme auteur pour différents éditeurs avant de rapidement s’intéresser à l’art contemporain, suite à une première collaboration avec la plasticienne Selma Lepart. Auteur de textes critiques pour le collectif Living Room, il participe depuis 2013 aux travaux du collectif La Glacière qui réalise des éditions résultant de partenariat entre un artiste et un auteur. Il est également engagé dans de nombreux projets d’écriture (fictions, textes critiques, scénarios), seul ou associé avec d’autres auteurs. Ses activités de traducteur sont elles aussi très diversifiées (livres grand public, essais, articles, romans) ; il a notamment travaillé plusieurs fois pour le Mac/Val et traduit un texte de Walid Raad.


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